Il y a quelque temps, mon passé m’a rattrapé et ce fut à la fois un plaisir et un choc.

En 1968, j’enseignais la chimie du haut de mes 22 ans à un groupe d’élèves de Secondaire IV. C’est ainsi que je payais mes études universitaires.

C’était un groupe hors du commun, principalement parce que c’étaient des jeunes allumés, intéressants, curieux, à la fois grouillants et matures malgré leur jeune âge. Cette année-là, les groupes étaient stables, affectés à un local de classe avec des enseignants qui se déplaçaient de classe en classe. C’est une des choses qui a contribué à créer une cohésion et une complicité que l’on ne retrouve plus si souvent dans l’environnement actuel. Ils avaient, entre autres, décidé qu’ils avaient besoin de porte-paroles et procédé à l’élection d’une présidente et d’un vice-président très compétents.

Ils ont ensuite pris l’initiative de publier un journal de classe, « D’un bureau à l’autre » que j’imprimais pour eux sur une bonne vielle machine à copier Gestetner. Je pense que seuls les baby-boomers se souviennent encore de cette machine qui laissait toujours des traces d’encre et des odeurs d’alcool sur les doigts ! Cette partie de l’histoire est importante car c’est ce qui a été imprimé dans une de ces éditions avec cette machine qui est venu me hanter toutes ces années plus tard.

Un de mes élèves de l’époque a décidé de planifier une réunion du 50e anniversaire en septembre 2018. Il était intelligent, débrouillard et hyperactif il y a cinquante ans; il n’a rien perdu avec l’âge. Avec quelques-uns de ses amis, il a réussi à retrouver tous leurs camarades, une trentaine de jeunes de 65 ans! Mais il y a plus. Il avait gardé une copie de TOUS les journaux qu’ils avaient publiés, y compris le numéro publié après un long week-end passé dans un camp à Mont-Rolland, une sortie que ces étudiants très débrouillards avaient organisée pour eux-mêmes et par eux-mêmes.

Polycopier

Polycopier

Comme ils avaient besoin d’une présence adulte, en tant que leur titulaire, je les ai accompagnés. J’avoue que je ne m’en souviens pas vraiment mais je me souviens quand même que j’étais plus participante qu’accompagnatrice. Vous pouvez imaginer le plaisir que j’ai eu à lire cette édition du journal et à redécouvrir tout ce que nous avions fait ensemble. Mais j’avais oublié que j’ai contribué un texte à ce numéro, et c’est ce que j’ai écrit il y a cinquante ans qui m’a le plus surpris.

À l’âge de 22 ans, j’étais une enseignante inexpérimentée, mais je ressentais déjà un malaise avec l’enseignement tel que j’observais qu’il était pratiqué. Voici ce que j’ai écrit:

Impressions 

Tenter de décrire et d’inventorier l’expérience que quelques-uns ont eu la chance de vivre serait réduire à sa plus simple expression un ensemble complexe de faits, de relations et d’amitiés. Une telle simplification ne pourrait rendre compte de toute la richesse de cette fin de semaine inoubliable. Je préfère laisser à chacun le soin de vivre à sa façon cette expérience. Tout ce que je peux tenter de faire ici est de lancer sur papier quelques réflexions auxquelles je suis arrivée.

Il me semble que le résultat le plus inoubliable de cette fin de semaine a été l’écroulement de deux images, reflet d’un type de relation particulière, celle de « l’élève » et celle du « professeur ».

La relation libre, gaie mais très sérieuse qui s’est établie durant cette fin de semaine contraste étrangement avec les distances qui ont caractérisé l’année scolaire. On peut se poser la question du pourquoi de ce changement. Pourquoi les questions que l’on s’est posées sur la vie, son sens, son but, n’avaient-elles pas été posées avant? Pourquoi vos aptitudes à l’organisation et vos intérêts ne se sont-ils pas manifestés en classe comme ils se sont manifesté cette fin de semaine?
(NDLR : aujourd’hui je nuancerais en disant « autant manifestés »)

D'un bureau à l'autre

D’un bureau à l’autre

Me répondrez-vous qu’en classe « c’est différent », c’est de la « matière scolaire », il y a des examens, il faut passer son année? Sur ce point je ne puis vous contredire mais, en revanche, je vous demande si la « matière scolaire » et les examens ont un sens en soi ? Qu’est-ce qu’une « matière scolaire » ? Est-ce que toute science ou toute philosophie que l’on étudie ne doit-elle pas être avant tout science et philosophie de la vie sans quoi ce sont des ensembles de concepts vides de sens ?

J’ai ressenti avec âpreté que nous mettons chacun notre vie en suspens durant le temps passé à l’école, non pas parce qu’apprendre, savoir et comprendre ne présentent aucun intérêt pour nous mais bien au contraire parce que cet intérêt, cette curiosité est brimée par ce qui nous attend au bout du semestre ou de l’année : l’examen qu’il faut passer.

Le professeur devient alors celui qui dispense la connaissance qui permettra de passer l’examen et non celui qui, par son expérience et ses connaissances, satisfait un désir de connaître et de comprendre le monde dans lequel on vit. Tout ce qui reste, c’est le professeur « stéréotypé » devant une masse d’élèves non moins anonymes, sans personnalités propre et dont le seul but est qu’ils passent leurs examens. Tout ceci pourra sembler exagéré à celui qui n’a pas vécu ce qui a été pour moi une relation authentique entre individus égaux et autonomes. Mais si cette personne se donne la peine d’y réfléchir un peu, elle pourra certes constater avec moi que tout le reste n’est, par la force des choses semble-t-il, que faux et artificiel.

Christiane Dufour à 22 ans

Je vous laisse donc avec cette question : les examens dictent-ils encore notre enseignement ou est-ce que cette réflexion n’est plus pertinente aujourd’hui?

PS. En contradiction avec mes affirmations ci-dessus, leur professeur de latin (oui, en 1968 on leur enseignait encore le latin) était une exception à cette vision plutôt noire. Il ne leur a pas tant enseigné le latin que discuté avec eux, à travers les grands classiques, des grands enjeux de notre humanité. Ils s’en souviennent encore et se souviennent aussi de lui.

Christiane Dufour à 72 ans