L’autre jour, j’écoutais un baladoweb de la série Freakonomics au sujet de la motivation, plus précisément, au sujet de comment éduquer les gens à faire des bons choix en terme de santé et d’obéissance aux lois. Ce n’était pas une émission du domaine de l’éducation, mais plutôt du domaine du marketing. Mais le marketing et l’éducation sont des cousins assez proches — les deux visant principalement la modification de comportements des gens à qui ils s’adressent. Ce billet se veut donc un hommage à l’espèce humaine, cette espèce qui est telle qu’elle est, peu importe les théories idéalistes sur lesquelles on s’appuie souvent pour l’expliquer.
Au printemps 2014, j’ai présenté dans un billet mon entrevue avec Avi Spector au sujet de la ludification (gamification) en apprentissage du FLS. Ce qui suit est mon entrevue avec Catherine Boisvert, l’enseignante qui a expérimenté cette approche dans sa classe de français, langue seconde entre janvier et juin 2014. La ludification, selon Avi et d’autres, c’est l’utilisation de stratégies et d’approches qui sont propres au domaine des jeux, incluant les jeux vidéo. Ça ne veut pas dire qu’on joue à des jeux en classe, mais plutôt qu’on puise certaines approches ou structures de jeux connus pour les mettre au service d’un contexte d’apprentissage. Le projet d’Avi et de Catherine avait comme fondements les 6 principes suivants :
- Les notes : les notes sont structurées en fonction d’un gain de points et non la perte de points;
- L’appropriation du parcours : il y a une transparence quant au programme et les élèves ont le choix des parties du programme qu’ils vont travailler. Les élèves connaissent d’avance les travaux à remettre et peuvent choisir l’ordre dans lequel ils les font;
- L’échec vers l’avant (failing forward) : l’échec est perçu comme façon de progresser;
- La rétroaction : une rétroaction ponctuelle et fréquente est donnée à l’élève pour lui permettre d’ajuster ses démarches, ses stratégies et ses travaux.
- La différentiation : les élèves peuvent choisir différentes démarches, différents outils et différentes façons de démontrer le développement de leurs compétences, selon les aptitudes de chacun;
- Les défis sur mesure : dans une classe individualisée, l’élève progresse à son rythme et ne progresse qu’après la réussite d’une cible d’apprentissage. Les nouveaux apprentissages se construisent sur des bases solides à chaque étape. Dans les jeux vidéo, on appelle cette démarche « levelling up ».
Enseignante : Catherine Boisvert, CQSB
Contexte : classe individualisée de FLS en éducation aux adultes (16 à 24 ans). Les élèves sont de secondaire 1 à 5 dans une même classe.
Qu’est-ce qui t’a amené à expérimenter la ludification dans ta classe de FLS?
Avi a déjà travaillé avec moi. Il cherchait un cobaye pour voir comment la ludification pouvait se dérouler en classe. Moi, personnellement, je préfère appeler ça de la « gamification » parce que mes élèves, ce sont des « gamers ». J’étais aussi à la recherche d’une façon d’essayer de jazzer un peu mon cours. J’ai un petit groupe et on est dans un petit centre. J’ai des élèves récalcitrants, qui se mettent des étiquettes, qui commencent leur première journée en disant : « Ah, non, mais moi j’suis pas bon en français. » Je voulais qu’ils aillent chercher cette espèce de combativité qu’ils ont avec les jeux. On a parlé des jeux auxquels ils jouent. Je leur ai demandé ce qu’ils font quand ils ne réussissent pas un tableau dans Candy Crush Saga. Est-ce qu’ils se disent : « Ah, non, moi j’suis pas bon »? Comme si c’était un jugement, comme si c’était fini, une sentence. Au contraire, ils essayent encore et encore! Ce qui m’a attiré vers cette approche de gamification, c’est ce qu’on appelle en anglais Failing Forward (l’échec vers d’avant), cette espèce de persévérance, qui fait que les élèves puissent se dire : « C’est pas grave, je me relève puis j’essaye une autre stratégie ». Je voulais qu’ils s’amusent dans ma classe, qu’ils essaient, qu’ils se disent : « Je me suis planté, c’est pas grave, je me relève puis je continue ». Je trouvais que la gamification était une façon d’amener cet aspect-là dans ma classe.
Explique-nous un peu la logistique de ton approche.
En éducation aux adultes, on fonctionne avec le Programme de formation pour le premier cycle du secondaire et avec le vieux programme pour le deuxième cycle du secondaire. On est en train de vivre la réforme un peu en retard. Donc, il y a 4 compétences pour le FLS au deuxième cycle. Chaque compétence fait l’objet d’une SAÉ — les élèves sont évalués en fonction de chaque SAÉ qu’ils me remettent. Les SAÉ sont évaluées avec des étoiles. Une étoile, c’est le minimum pour passer, c’est l’équivalant de la note C. Deux étoiles, l’élève est capable de réaliser la tâche sans problème. Trois étoiles, l’élève va au-delà des attentes. Pour chaque compétence, il y a la possibilité d’avoir jusqu’à trois étoiles. Je n’ai jamais, à date, reçu un travail qui ne méritait pas au moins une étoile. Pour passer à une prochaine étape (l’idée du Level Up) et pour ainsi accéder à l’examen d’étape, il faut avoir au moins 8 étoiles, sur un total de 12 étoiles possibles. Le jugement de l’enseignant entre aussi en jeu. Le but des élèves est de terminer leur scolarité au secondaire le plus rapidement possible. Donc, ils peuvent passer des examens d’étape ou de fin d’année en tout temps. Je veux par contre m’assurer qu’ils ne vont pas échouer les épreuves, donc le système des étoiles fonctionne bien pour concrétiser le cheminement des apprentissages. Les élèves peuvent voir s’ils sont prêts à tout moment. Le parcours est transparent.
J’ai choisi de fonctionner avec des SAÉ, même avec le vieux programme. J’ai vu que mes élèves en secondaire 1 et 2 étaient plus actifs et que le programme leur était plus pertinent, donc plus motivant. Ils étaient plus engagés dans les tâches. Mon but est toujours d’accroitre la motivation des élèves. Ce que je trouve le plus difficile, c’est de travailler sur les savoirs essentiels dans ce contexte, parce que les élèves trouvent des façons d’atteindre leurs buts qui peuvent des fois contourner les savoirs essentiels. Dans le fond, ils arrivent à travailler des stratégies de communication sans le savoir, mais pas forcément ce que je veux qu’ils travaillent. Je trouve aussi qu’ils ont une réflexion métacognitive quand ils argumentent pour avoir plus d’étoiles : « j’ai été capable de comparer — regardez, j’ai écrit plus que, moins que et après ça j’ai écrit autant que ».
Quelle a été ton expérience avec l’idée de l’échec vers l’avant?
L’échec vers l’avant, c’est intéressant. Les jeunes qui jouent à des jeux vidéo, quand ils sont confrontés à un échec, ils recommencent en se disant : « qu’est-ce qui a marché? Qu’est-ce que je peux refaire? » Dans le fond, l’aspect ludique des étoiles que j’ai utilisées, comme dans Angry Birds, ça semble avoir un effet dédramatisant. Les tâches que l’on fait servent d’évaluations formatives. L’idée est que les élèves sont tout le temps en évaluation, à tous les jours. Donc, quand arrive une formation sommative, les élèves sont habitués et ils sont à l’aise. J’ai aussi remarqué qu’ils savent aussi à quoi s’attendre. Je les sens outillés, et ILS se sentent outillés. J’avais des élèves qui ne fournissaient pas tellement d’efforts et dans une classe individualisée, chaque élève est responsable pour lui-même. Donc, si je ne faisais pas la police, ces élèves ne faisaient pas grand-chose. Une fois que j’ai commencé à expérimenter avec la ludification dans ma classe, ce sont ces mêmes élèves qui étaient presque tannants tellement qu’ils me demandaient si j’avais corrigé leur travail! Là, j’avais le problème de ne pas fournir moi-même assez vite! J’avais jamais eu autant de correction à faire, mais en même temps, j’étais contente parce qu’ils venaient me voir pour me demander combien d’étoiles qu’ils ont eues. « Hein, comment ça, deux étoiles? Ok, alors je vais le refaire! » Ils ne voyaient plus ça comme des évaluations. Ils ne se voyaient plus comme des étiquettes qui leur collaient dessus. C’est comme s’ils prenaient le contrôle, qu’ils sentaient ce « sense of agency » dont Avi parlait.
Selon toi, quels ont été les principaux succès du projet?
Les élèves savent mieux ce qu’ils doivent atteindre en français, ça représente le QUOI. Ils savent ce qu’ils doivent être capables de faire en français. Ils savent mieux lier des savoirs essentiels à des situations. Ils ont plus de choix — au lieu de suivre un courant. Ils peuvent se dire : « je vais montrer cette compétence de telle façon ». Ça leur offre un contexte plus ludique — la perception qu’ils jouent à un jeu. Ça rend la communication plus naturelle, comme des enfants qui jouent et puis qui apprennent en jouant. Je sens que les élèves ne voient plus de barrières, qu’ils perçoivent les buts à atteindre pas comme une note, mais comme être capable de faire quelque chose. Dans le fond, la note, c’est pas aussi important que d’être capable de communiquer en français, surtout à Québec, où j’enseigne. On travaille des situations concrètes, issues de leur vie, comme par exemple, échanger un appareil qu’on a acheté. C’est aussi beaucoup moins dramatique. Je sais que j’insiste beaucoup là-dessus, mais je crois que c’est l’aspect le plus important de la gamification/ludification des apprentissages en FLS. Si un élève est habitué de penser à l’évaluation comme étant une chose punitive, une sanction négative, il va éviter de s’investir dans son apprentissage pour ne pas vivre trop d’émotions lors de l’échec éventuel. « Tu ne peux pas dire que je suis pas bon, j’ai même pas essayé. » L’idée du Failing Forward, de l’échec vers l’avant, rompt ce cycle de démotivation. Dans un contexte individualisé comme celui de l’éducation aux adultes, c’est très facile de ne pas se rendre compte qu’on fournit pas le même effort qu’un autre, parce qu’on n’a pas les mêmes tâches. Mais avec un système de gamification en place, les élèves peuvent comparer leurs efforts de façon très concrète — « t’as combien d’étoiles? T’as combien de tâches de faites? » Et enfin, être bon en français, langue seconde, ce n’est pas nécessairement très cool. Il faut lui ajouter du cachet, pour que les élèves fournissent l’effort requis — ce projet a contribué à rendre le FLS un peu branché dans les yeux des jeunes.
Quels ont été les principaux défis pour toi et pour tes élèves?
J’ai découvert que pour certains de mes élèves qui venaient d’autres pays, l’école c’est supposé être sérieux. Donc s’ils s’amusent, ils ne sont pas en train d’apprendre! J’ai dû confronter cette idée-là — on a tous grandi et découvert ensemble. De plus, c’était difficile d’instaurer le nouveau système et de faire embarquer tout le monde au mois de janvier. Dans le fond, commencer dès le début de l’année scolaire fonctionnerait beaucoup mieux. J’aimerais consolider et développer le projet pour qu’il soit prêt pour le mois d’aout et pour que tout le monde puisse commencer avec une plateforme comme Edmodo. De plus, je suis dans un contexte d’apprentissage individualisé, dans lequel j’ai les cinq niveaux dans une même classe, donc je me sens des fois comme un gardien de but — celui-ci a une question, l’autre à besoin d’explications… Même avec la gamification, j’essaye toujours de trouver des moyens de composer avec cette réalité.
À quoi réfléchis-tu présentement?
J’ai des élèves qui parlent français comme moi, mais qui ont plus de misère à écrire, d’autres élèves ont des troubles d’apprentissage comme la dyslexie. Ces jeunes doivent alors travailler des stratégies de lecture. J’aimerais trouver une façon de jumeler les élèves afin que les forces de chacun puissent venir aider avec les faiblesses de l’autre, peut-être avoir certains élèves dans le cadre d’une même SAÉ travailler des compétences différentes. J’ai des élèves qui s’expriment très bien en français, presque comme des francophones et j’ai aussi des élèves qui viennent d’autres pays et qui ne parlent que très peu et pour qui le français est la 3e ou 4e langue. Souvent, ils viennent d’une culture d’apprentissage très traditionnelle, dans laquelle il y a beaucoup de répétition et de pratiques écrites, mais très peu de communication spontanée à l’oral. Donc, j’aimerais les jumeler avec mes petits Québécois « slackers ».
Dans le fond, je veux amener les élèves à déployer cette même combativité que je les vois déployer quand ils jouent à un jeu. C’est sûr que c’est plus facile si la tâche est aussi liée d’une certaine façon à leur vraie vie et non pas juste « conjugue-moi 20 verbes ». Le jeu à lui tout seul, c’est sûr que ce n’est pas assez. Mais, c’est le jeu qui soutient l’apprentissage et qui ajoute à leur motivation. Il est certain que je dois adapter les SAÉ pour qu’elles soient assez ouvertes pour qu’un élève puisse se retrouver dedans. Un élève qui tripe sur la planche à neige pourra mieux écrire un texte explicatif sur le « snow » que sur un truc scientifique qui ne l’intéresse pas.
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